>>> Voir la vidéo sur Facebook
Non, nous ne sommes pas égaux face au Covid-19, qui n’affecte pas seulement la santé de celles et ceux qu’il touche de plein fouet. Le confinement généralisé a été bien plus difficile à vivre dans un logement exigu, ses conséquences économiques ont renforcé la précarité, et l’impact sur la vie affective et sociale peut faire basculer un équilibre psychique ou familial déjà fragilisé. L’enseignement belge était déjà réputé très inégalitaire et le risque est réel de voir la situation s’aggraver : les enfants des familles précarisées ont accès à moins de ressources externes pour les aider dans leur travail scolaire, et le passage précipité à l’apprentissage à distance les a affectés plus durement que les autres.
Les enfants ne couraient que peu de risques sur le plan médical, et pourtant, ils ont été particulièrement pénalisés. Le confinement et la fermeture des écoles ont bouleversé la vie de toutes les familles, mais les plus défavorisées – économiquement, socialement, culturellement – ont payé le tribut le plus lourd.
Égalité n’est pas équité
La décision de suspendre les cours a été prise au niveau fédéral, les modalités de sa mise en œuvre relèvent des Communautés. En Fédération Wallonie-Bruxelles, la circulaire ministérielle du 17 mars 2020 notamment balise les travaux à domicile, afin d’assurer une égalité devant les apprentissages : pas de nouveaux apprentissages, volume de travail raisonnable qui peut être effectué de façon autonome par l’élève, apprentissage en ligne possible à condition que tous y aient accès, supports papiers accessibles à tous également. L’évaluation doit être purement formative, sans notation.
La FAPEO (Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel) a très vite été sollicitée par des parents, débordés par l’organisation de ce travail à domicile ou confrontés à des difficultés purement matérielles comme l’accès à un ordinateur ou à une imprimante. Fin mars, la FAPEO a dès lors procédé à un sondage, en veillant à recueillir aussi l’avis de ces parents qui vivent la fracture numérique. Ils sont tout autant préoccupés par la réussite scolaire de leurs enfants, mais le risque est réel que les apprentissages à distance, mis en place sous la pression du confinement, renforcent encore les inégalités. La FAPEO ne manque d’ailleurs pas de rappeler que l’égalité, ce n’est pas l’équité. L’égalité, donner la même chose à tout le monde, ça ne suffit pas : l’équité, c’est donner des moyens supplémentaires à ceux qui en ont besoin pour atteindre les mêmes objectifs.
Que révèle l’enquête de la FAPEO pour ce qui est de l’enseignement primaire ? Un peu plus de 90% des élèves reçoivent du travail scolaire à la maison. L’égalité devant les apprentissages est d’emblée mise à mal, puisque 30,3% des répondants constatent qu’il y a des apprentissages nouveaux. Les élèves en difficultés risquent donc de voir encore leurs difficultés s’aggraver. Quant au travail en autonomie, 83,7% des parents doivent aider leurs enfants. 12,1% d’élèves seulement disposent d’un ordinateur personnel, et les 87,9% restants doivent donc trouver des arrangements, en utilisant l’éventuel PC d’un parent. 23,5% des répondants déclarent ne pas avoir un espace adapté pour leur enfant, qui doit donc travailler dans les pièces communes. 71,9% disent devoir faire beaucoup d’impressions. Deux tiers des parents affirment pouvoir contacter les enseignants, et dans la majorité des cas, les travaux sont suivis dans un second temps d’un correctif.
En Flandre aussi, les effets des mesures Covid-19 sur les enfants et les jeunes ont déjà fait l’objet d’une évaluation, par exemple par Uit De Marge, le centre de soutien flamand pour la politique de la jeunesse et l’aide aux enfants et aux jeunes en situation de vulnérabilité sociale. L’enquête visait cette fois directement les enfants eux-mêmes, et ne se limitait pas aux questions scolaires, mais à cet égard, le constat flamands, publié en mai 2020, est similaire aux résultats mentionnés par la FAPEO : 81% des répondants signalent avoir des difficultés à continuer les apprentissages et presque 66 % ne disposent pas d’un ordinateur chez eux. Interpellant… d’autant plus qu’en Flandre, les activités scolaires à domicile pendant le confinement étaient contraignantes, alors qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, la circulaire ministérielle les présentait comme facultatives.
La faute au Covid-19 ?
On l’aura compris, la crise du Covid-19 révèle et renforce un problème aussi ancien que l’éducation obligatoire. Il est communément admis qu’elle constitue un important vecteur d’émancipation sociale, et l’égalité des chances est donc un enjeu politique majeur. Mais nous sommes loin du compte, car il est avéré – l’enquête PISA 2018 confirme les résultats antérieurs – que l’enseignement belge, tant francophone que néerlandophone, est un des plus inégalitaires d’Europe occidentale.
Un rapport du groupe de réflexion politico-économique Itinera (Hindriks & Godin : 2016) formule déjà ce constat, en se basant sur les résultats du test PISA 2012 : la mission centrale d’égalité des chances de l’école est en échec en Belgique (à l’exception de la Communauté germanophone). Si l’on compare les chances relatives d’un élève de figurer dans le quart des meilleures élèves de son pays selon que cet élève appartient au quart de la population socialement favorisée ou au quart de la population socialement défavorisée, le verdict est sans appel. En Communauté flamande, un élève de milieu favorisé a sept fois plus de chances de faire partie des meilleurs élèves qu’un élève de milieu défavorisé. En Communauté française, ce ratio est de six, contre une moyenne de quatre pour l’ensemble des pays de l’OCDE. Un autre critère, la mobilité sociale ascendante, mesure la possibilité pour un élève d’obtenir un meilleur classement au test PISA que son classement social. La Belgique reste aussi en bas du classement en termes de mobilité sociale, puisqu’elle occupe la 7e plus mauvaise position sur 34 pays.

Les auteurs du rapport soulignent qu’il ne faut pas choisir entre excellence et équité. En effet, la comparaison internationale suggère aussi une forte corrélation positive entre les résultats des élèves forts et ceux des élèves faibles. Une explication possible à ce résultat est qu’en relevant le niveau des plus faibles, on augmente le niveau moyen, ce qui a pour effet d’accroître à son tour les ambitions des meilleurs. Il existe, dit le rapport, des modes d’enseignement qui tirent tout le monde vers le haut sans exacerber les différences. Le chômage, la précarité professionnelle et la montée de la pauvreté, qui frappe notamment les familles monoparentales, placent les enfants des familles les plus démunies dans des conditions d’étude difficiles. Nous devons répondre à cette réalité dans notre lutte pour l’égalité des chances.
Itinera aborde les problématiques sous un angle politico-économique, et sans surprise, son rapport sur l’égalité des chances à l’école n’a pas vocation de proposer des pistes concrètes sur le plan social ou pédagogique, mais incite cependant à dépasser les clivages idéologiques en matière de système scolaire.
L’APED (Appel pour une école démocratique) va dans le même sans. Ce mouvement, par ailleurs très critique par rapport aux objectifs et à la méthodologie des tests PISA, estime que la mesure des inégalités de performance à l’intérieur des pays est une mesure valide et comparable de l’équité des systèmes d’enseignement. Son analyse des chiffres PISA 2018, et plus singulièrement la comparaison des résultats de la Norvège et de la Belgique, épingle la relation entre l’indice socio-économique des écoles et les performances des élèves. En Belgique, le « libre marché scolaire » se traduit par une ségrégation sociale qui, à son tour, transforme les inégalités des élèves — soutien à domicile, rapport socio-culturel à l’école et aux savoirs — en inégalités entre établissements qui, à leur tour alimentent les choix socialement différenciés des parents sur le marché scolaire. (Hirtt : 2019)
Pendant la crise du Covid-19, l’APED a synthétisé les résultats de son analyse dans une vidéo illustrée par des images des années 1930 et 1950. Un monde de différence avec l’école d’aujourd’hui… mais pas à tous les égards. Invité par le Parlement de la Communauté germanophone de Belgique en 2016, Nico Hirtt a détaillé dans son discours comment l’enseignement a trop souvent servi à reproduire les conditions sociales, économiques et politiques nécessaires à une société profondément injuste, inégale et violente. Il résumait ainsi le défi démocratique, toujours d’actualité, auquel enseignants comme décideurs politiques sont confrontés :
L’école ne pourra pas faire en sorte que tous soient égaux ; elle ne peut pas davantage assurer un emploi utile, intéressant et gratifiant à tous, car ce n’est pas elle qui décide de cela. Mais ce que peut faire l’école, c’est donner à chacun la chance de participer à l’écriture commune de notre avenir. (Hirtt : 2016)
Sources :
Enquête «Parents confinés, comment vous gérez?» [FAPEO : 6 avril 2020]
Geen tuin, geen internet: onderzoek legt bloot hoe hard de lockdown kwetsbare kinderen treft [Ciska Hoet, De Morgen : 18 mai 2020]
L’égalité des chances à l’école [Jean Hindriks & Mattéo Godin, Itinera : 25 avril 2016]
Petites leçons de PISA 2018 : Inégalités, ségrégations et marché scolaire. [Nico Hirtt, APED : décembre 2019]
Vidéo : « L’école inégale au pays de Tintin ». [APED : 26 avril 2020]
En démocratie, l’éducation n’est pas (seulement) un droit. C’est un devoir. [Nico Hirtt, APED : 16 novembre 2016]
© Carola Henn – Juin 2020
Laisser un commentaire