La Bobine - Interview de Cécile Hoornaert

Le Fonds Truffaut-Delbrouck concentre son action sur la pauvreté infantile dans les écoles que fréquentent les enfants précarisés. Nous sommes convaincus que l’éducation est un élément clé dans ce qui est parfois appelé la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, mais nous ne fonctionnons pas en vase clos. Comme nous, d’autres acteurs du secteur public ou associatif agissent pour renforcer l’émancipation individuelle et sociale.

Logo LaBobine, LiègeLa Bobine a pour but de favoriser l'intégration des personnes et des familles d'origine étrangère dans deux quartiers populaires liégeois, Droixhe et Bressoux. Elle agit au travers de cinq secteurs : formation (alphabétisation et français langue étrangère), petite enfance, familles et quartier, insertion sociale et permanences sociales. Tous secteurs confondus, elle accompagne quotidiennement quelque 200 personnes. Son public est multiculturel et majoritairement composé de femmes et d'enfants.

Madame Cécile Hoornaert, directrice de La Bobine, a accepté de rencontrer le Fonds Truffaut-Delbrouck pour nous présenter le travail de cette ASBL.


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Madame Hoornaert, La Bobine est implantée à Droixhe depuis 1992. Le choix de ce quartier n’est certainement pas anodin. En quoi donne-t-il des accents spécifiques à votre action ?

Tour de Droixhe, LiègeOui, notre ASBL existe depuis 1987, elle était d’abord active dans le quartier Sainte-Marguerite. Dans les années 1990, au regard des situations familiales alors vécues à Droixhe-Bressoux, son action s’est déplacée et son objet social s’est précisé : le développement harmonieux des relations parents-enfants est resté au centre de notre action, mais dans un cadre plus spécifique, l’intégration – nous préférons actuellement parler d’inclusion – des familles étrangères ou d’origine étrangère.

En effet, à cette époque, le quartier de Droixhe, qui avait connu des années florissantes, était dans une spirale négative : les classes moyennes qui quittaient les lieux étaient souvent remplacées par des immigrants Turcs, Kurdes, Marocains notamment, qui venaient travailler dans les mines ou l’industrie lourde. Progressivement, Droixhe a souffert d’une réputation de ghetto, d’autant que les logements sociaux se dégradaient faute de moyens pour les entretenir, puisque les loyers étaient liés aux revenus et donc de plus en plus bas.

Dans la logique du regroupement familial, les femmes rejoignaient leurs maris déjà installés en Belgique, sans qu’une dynamique d’intégration se mette en place. La Bobine est donc allée sur le terrain, à la rencontre de ces femmes et de leurs enfants.


 

La Bobine s’adresse en premier lieu aux femmes et aux enfants ? Pour quelles raisons ciblez-vous ce public en particulier ?

Historiquement, c’est tout simple : les hommes connaissaient déjà une forme d’intégration par le travail, mais les femmes se retrouvaient souvent isolées. Leurs parcours migratoires les avaient arrachées à leurs attaches familiales et sociales traditionnelles, elles se sentaient souvent démunies dans une société à laquelle elles n’avaient que peu d’accès.

Comment rencontrer ces femmes, qui (volontairement ou non) sortaient peu de chez elles ? Eh bien, par le biais des enfants. Les premiers contacts ont été pris à la consultation des nourrissons, organisée par l’ONE (Office de la Naissance et de l'Enfance). Grâce à cette démarche, La Bobine a pu se développer en fonction des besoins et des envies de son public, pour créer des espaces conformes aux souhaits de ces femmes et qui les valorisaient. Des ateliers de couture ont ainsi été mis sur pied. Conjoints à une démarche d’alphabétisation, ils se voulaient aussi être des moments de rencontre. Initialement, ils étaient réservés aux femmes, souvent accompagnées de leurs enfants en bas-âge, car un environnement mixte était inconcevable dans leurs milieux d’origine. Soit dit en passant, depuis 2010, nous accueillons aussi des hommes, même si notre public est resté majoritairement féminin.

Petit à petit, notre approche s’est professionnalisée et diversifiée, partiellement pour des raisons de subventionnement, mais surtout à la demande des participantes. Elles voulaient pouvoir se concentrer sur leurs projets, sur leurs activités, sur leur travail, sans pour autant s’éloigner de leurs enfants. Fidèles à notre vision, qui allie développement de l’enfant et émancipation des femmes, mais aussi émancipations individuelles et collectives, nous avons alors commencé à différencier les activités, avec toujours la conscience de leur interdépendance.


 

Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur l’articulation de vos différents secteurs ?

Nous ambitionnons toujours un accompagnement global des familles. Au départ, la halte-accueil s’est mise en place pour permettre aux femmes de se consacrer à leur formation chez nous, tout en se sentant rassurées parce que leur enfant reste à proximité. Très vite aussi, le besoin d’un accompagnement individuel de type psycho-social est apparu, par exemple pour faire face aux démarches administratives. Nous organisons donc une permanence sociale, qui vient compléter l’approche collective qui anime nos ateliers ou formations.

Concrètement, nous distinguons cinq secteurs : formation (alphabétisation et FLE), petite enfance (halte-accueil, lieu de rencontre enfants-parents), familles et quartier (développement communautaire), service d’insertion sociale et enfin, permanence sociale. La halte-accueil compte 26 places, et 20 lits sont réservés pour les enfants de personnes en formation ou en parcours d’insertion. Nous rencontrons ainsi un réel besoin, puisque 45 % des participants aux formations font usage de ce service. Leurs enfants sont généralement inscrits à la demi-journée, en fonction des projets de formation. Nous offrons aussi quelques places en accueil d’urgence, pour faire face à des situations de crise ou de grande précarité. Nous intervenons toujours en concertation avec la famille.

Nos actions ne sont pas uniquement destinées à favoriser l’accès à l’emploi, donc l’insertion socio-professionnelle (ISP). Certains adultes en situation d’exclusion ne sont pas en mesure de bénéficier de l’ISP, et c’est à eux que s’adresse notre service d’insertion sociale : pensons par exemple à des personnes âgées très isolées, des femmes peu ou pas alphabétisées dans leur langue d’origine. Pour le développement communautaire, nous travaillons en collaboration avec d’autres associations du quartier ou d’ailleurs, qui partagent nos visées et valeurs.


 

Formation des adultes et accueil des enfants montrent bien la complémentarité des différents secteurs. Pouvez-vous illustrer la transversalité de vos actions par d’autres exemples ?

Alpha et FLE à La BobineBien sûr. Prenons l’accompagnement à la parentalité, qui peut aussi se travailler par le biais de l’alphabétisation. Nos apprenants lecteurs pourront mettre leurs nouvelles compétences en pratique à la halte-accueil, en collaboration avec les puéricultrices et les formateurs. Un autre groupe, rassemblé également sur base volontaire, a constitué une bibliothèque à l’attention des parents fréquentant la halte-accueil.

Nous avons déjà parlé du développement communautaire au sein du quartier. Un groupe d’habitants s’interroge sur le développement du quartier et sollicite la collaboration d’autres groupes pour organiser une exposition de photos. Les regards croisés sur le quartier ouvrent aussi l’horizon, avec un volet identitaire qui questionne d’autres cultures. En règle générale d’ailleurs, un groupe qui organise une production invitera les autres à la découvrir, à la commenter et à la partager. Au niveau du quartier, nous pourrions aussi citer des initiatives comme le Repair Café proposé lors des manifestations locales par des habitants que nous soutenons, et où nous retrouvons avec plaisir des personnes qui ont fait un bout de chemin avec nous.

Enfin, je soulignerai que la transversalité, c’est aussi la diversité de l’équipe, qui collabore en gardant à l’esprit des thèmes que nous estimons importants : la lecture, la parentalité, l’accès à la culture pour enfants et adultes, une alimentation saine et durable…


 

La Bobine se veut un espace interculturel d’échanges, de formation et d’action dans une perspective d’émancipation des personnes. Quelle méthodologie utilisez-vous pour accroître leur autonomie et leur capacité d’action sur leur environnement ?

Je dis parfois que ce que nous offrons à notre public, ce n’est pas un soutien, mais un accompagnement. Nous voulons reconnaître nos interlocuteurs comme des personnes disposant de ressources, de compétences et de discernement. Sur cette base, nous les invitons à s’inscrire dans un projet.

Promenades nature à Liège, carnet réalisé par La BobineLe projet naît d’une découverte, d’une proposition sur base par exemple d’un récit, d’une injustice, voire d’un concept qui interpelle. Il est toujours choisi et construit par le groupe, réfléchi et négocié ensemble.

Ainsi, un groupe d’alphabétisation est allé à la découverte des espaces verts liégeois pour constituer un petit guide de promenades nature, destiné à un public illettré1. Pour un autre groupe, toujours dans le cadre de l’alphabétisation, la découverte de jeux de société a mené à la composition d’un jeu des familles, avec un objectif précis : favoriser l’appropriation de la langue aux personnes en apprentissage qui, souvent, sont amenées à justifier de leur identité au travers de mots qu’ils méconnaissent. Un autre groupe encore s’est attaché à identifier les impasses et solutions à la problématique du logement. La dimension collective est donc bien présente, on « fait aussi pour les autres ».

Ce volet « transmission » est très important. Nous avons 8 groupes en formation, qui travaille chacun un projet, valorisé par un événement de clôture, une production tangible ou une présentation au public. Parfois, presque toujours en fait, des intervenants externes sont mobilisés, dans la même logique de réseau.

Tous nos secteurs sont concernés par ces partenariats et collaborations, trop nombreux pour être énumérés ici.


 

Vous le savez, le Fonds Truffaut-Delbrouck se donne pour mission de lutter contre la pauvreté infantile. Nous nous sentons souvent interpellés par ce qu’on appelle la pauvreté transgénérationnelle, la précarité qui semble se transmettre de génération en génération. L’action de La Bobine peut-elle briser ce cercle vicieux ?

Nous voulons en tout cas y contribuer, et c’est aussi une raison d’être de cette approche multidisciplinaire. Nous ne travaillons heureusement pas en vase clos mais un point essentiel reste la mobilisation des ressources et des compétences de chaque individu. Au sein du groupe, celui-ci peut interroger son projet de vie, pour retrouver une sécurité d’existence, la confiance en soi et dans des possibles, parce qu’il se sent écouté et reconnu.

Insertion sociale à LaBobineL’insertion socio-professionnelle travaillée dans le cadre de nos formations ne débouche pas forcément sur un emploi, je le répète, mais donne de nouvelles perspectives, tout comme l’alphabétisation, que nous voulons toujours fonctionnelle. On apprend le français ou la lecture pour des raisons diverses, dont la recherche d’emploi peut faire partie, tout comme le souci de pouvoir accompagner son enfant dans sa scolarité. Il s’agit bien sûr d’apprendre, mais aussi de créer du lien social, de gérer les contraintes administratives, de se déplacer, de se défendre pour obtenir ou maintenir son droit à un logement décent.

Le résultat n’est pas immédiat. Nous sommes assaillis de demandes, car peu de centres d’insertion socio-professionnelle accueillent, dans une formation structurée, des personnes peu ou pas scolarisées dans leur pays d’origine. Beaucoup se fixent comme objectif la mise à l’emploi, alors que nous travaillons plutôt avec un objectif citoyen et de sorte à permettre l’accès à une formation qualifiante. Le parcours d’alphabétisation ne peut durer que trois ou quatre ans, or n’oublions pas qu’il faut apprendre la lecture, l’écriture et le français en même temps !

Pour ce qui est de l’enfant, nous veillons à l’accueillir dans un environnement sécurisant et suffisamment vaste pour favoriser la psychomotricité, le développement global. Nous savons que tous les enfants ne sont pas égaux à leur entrée à l’école, et que des facteurs socio-économiques jouent hélas un rôle trop important dans le parcours scolaire. Chez nous, l’enfant se familiarise avec la langue française, et nous préparons avec ses parents l’entrée à l’école maternelle. Nous avons d’ailleurs créé avec des enseignants du quartier et quelques parents un DVD pour aider à mieux comprendre le pourquoi et le comment de l’école maternelle.


 

Nous savons que de nombreuses associations peinent à assumer la charge financière et administrative de leur fonctionnement. Qu’en est-il de La Bobine ? L’association est reconnue par les pouvoirs publics et bénéficie à ce titre de subventions, mais cela suffit-il ?

Nous bénéficions du soutien de nombreux pouvoirs publics, dont le Service Public de Wallonie et la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Ville de Liège. Nous pouvons compter aussi sur l’Office de la Naissance et de l’Enfance et le Fonds Social MAE. Bien entendu, nous répondons aussi à des appels à projet spécifiques.

À première vue, le subventionnement ne semble donc pas un problème en soi, et nous nous réjouissons de cette reconnaissance du travail mené. Mais si nous regardons un rien plus loin, nous constaterons que ce subventionnement reste partiel, et surtout que la transversalité ne se finance pas. Comme nous tenons à assurer un accompagnement global, nous dépendons de nombreux pouvoirs subsidiants différents, dont l’apport doit être justifié en propre, ce qui constitue une charge administrative conséquente. De plus, il faut dégager du temps et des marges pour assurer la cohérence entre équipes, avec les partenaires. Malgré la bonne volonté de tous les acteurs, ce n’est donc pas évident. La globalité de notre mission n’est jamais de facto structurellement reconnue.

Précisons aussi que nous bénéficions également de l’appui essentiel du Centre d’Action Laïque de la Province de Liège et de nos fédérations sectorielles ou coordinations locales, notamment en termes de conseils, d’actions coordonnées en faveur de la reconnaissance de nos missions, d’aides services ou pour la mutualisation de services, etc.


 

Pour organiser et encadrer toutes ces activités, il faut une équipe, avec des compétences diverses. Dites-nous en un peu plus.

Le travail en équipe est d’autant plus fructueux que les profils sont divers, j’en suis persuadée. Les membres de notre personnel sont des professionnels, d’horizons, de formations et de compétences très variés. Nous avons des puéricultrices et auxiliaires de l’enfance, des formateurs en alphabétisation, des romanistes, sociologues ou autres détenteurs de diplômes universitaires, des éducateurs et assistants sociaux, des collaborateurs qui passent du statut d’Art 60 à employés par des « progressions » internes, et certains profils spécifiques en fonction des projets. Ces femmes et ces hommes, un peu plus de 25 – quelque 22 équivalents temps plein – animent La Bobine ; c’est une équipe très multiculturelle puisque nous totalisons une dizaine d’origines différentes.

En revanche, nous ne faisons appel aux bénévoles que pour certains ateliers, comme la couture ou la cuisine. Les projets de quartier auxquels nous participons sont cependant souvent portés par des volontaires.


 

Pourriez-vous nous donner un exemple d’une réussite, d’une action qui vous tient à cœur ?

Ah, des réussites, il y en a, mais je dirais que notre force principale, c’est notre capacité d’accueil. Faire cohabiter sereinement une trentaine de nationalités, ce n’est pas rien, d’autant plus que les personnes viennent parfois de groupes opposés dans une zone de conflit. Quand je vois les liens de solidarité parfois très forts qui se créent, cela me touche. En termes d’insertion, cette socialisation est précieuse, tout comme le filet social qui en résulte.

Je voudrais souligner aussi l’implication de l’équipe pendant la période COVID. Elle s’est dépensée sans compter, et en faisant le bilan de l’année écoulée, nous avons constaté que les participants ont apprécié cet engagement. De septembre à fin juin, nous n’avons pas eu une seule désaffiliation, pas un seul décrochage, alors que nous aussi avons dû passer – pour une partie aussi circonscrite que possible - à la formation ou à l’animation à distance. Nous nous adressons à un public très touché par la fracture numérique, mais les participants étaient là, dans des conditions difficiles, parfois en visio sur leur smartphone avec un gosse sur les genoux ou isolés dans leurs toilettes, désireux de poursuivre coûte que coûte.


 

J’imagine qu’il y a aussi des difficultés, des frustrations ou des échecs. Pouvez-vous nous faire part d’un problème qui vous préoccupe particulièrement ?

Halte-accueil de La Bobine, LiègeTout d’abord, je dirais que j’ai le sentiment que nous remplissons une mission de service public par délégation. Si le secteur public pouvait combler les besoins auxquels nous tentons de répondre, nous serions heureux de ne plus devoir exister.

À plus court terme, je voudrais insister sur le manque criant de places en alphabétisation. Nous avons actuellement environ 250 inscrits sur liste d’attente, contre une centaine en 2014. Or, cette liste est actualisée une à deux fois par an, après un contact personnel avec chaque personne qui y figure. Il faudrait donc absolument augmenter la capacité d’accueil, chez nous et ailleurs, pour que ce public généralement féminin puisse se former tout en assumant la charge des enfants en bas âge.

 

Merci, Madame Hoornaert, pour cet entretien. Pour résumer l’action de La Bobine, vous avez utilisé une image sur laquelle je voudrais conclure. Lorsque les participants aux formations, mais aussi les enfants de la halte-accueil ou leurs parents, quittent La Bobine, leur parcours restera peut-être semé d’embûches, mais ils s’y engageront cette fois plus confiants, avec « un sac à dos plus rempli », chargé de nouvelles compétences, de ressources et de liens sociaux.


 

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