Thermos (Magali Grégit et Paul Lahaye)

Le Fonds Truffaut-Delbrouck se concentre sur la pauvreté infantile dans les écoles que fréquentent les enfants précarisés. Nous sommes convaincus que l’éducation est un élément clé dans ce qui est parfois appelé la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, mais nous ne fonctionnons pas en vase clos. Comme nous, d’autres acteurs du secteur public ou associatif agissent pour renforcer l’émancipation individuelle et sociale.

L’asbl Opération Thermos Liège veut contribuer à rendre le sens de la dignité humaine aux personnes qui se sentent momentanément ou durablement, socialement, affectivement ou économiquement exclues de notre société. L’abri de nuit, dans le quartier Saint-Laurent, accueille principalement des personnes sans domicile fixe, mais Thermos gère aussi un restaurant social situé rue Volière, près de l’église Saint-Servais. L’association remplit sa mission grâce à des volontaires qui accompagnent les usagers, assurent la veille de nuit ou préparent les repas.

Madame Magali Grégit, coordinatrice, et Monsieur Paul Lahaye, président de l’asbl, ont accepté de rencontrer le Fonds Truffaut-Delbrouck pour nous présenter le travail de Thermos.
 

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Thermos existe depuis plus de 30 ans déjà. Pouvez-vous nous dire comment vos activités et votre public ont évolué depuis la création de Thermos Liège ?

Thermos a effectivement été lancé fin des années 1980 par des groupes de scouts, d’abord à Bruxelles puis à Liège. Pour rencontrer les besoins les plus criants des gens dormant dans la rue nuit après nuit, les scouts leur distribuaient nourriture, vêtements et couvertures. L’association a rapidement pris de l’ampleur et s’est structurée,

Thermos, veilleurActuellement, 350 volontaires répartis en 2 fois 14 équipes se relaient pour animer l’abri de nuit et faire fonctionner le restaurant social. Nos prestations s’étendent de la mi-octobre à la fin avril. En été, une permanence, le dimanche midi, permet de garder un contact minimal avec nos bénéficiaires.

Chaque saison hivernale, nous accueillons environ 450 personnes sans abri différentes pour un nombre variable de nuitées, et notre capacité de 24 lits n’est pas toujours suffisante pour répondre à toutes les demandes. Au restaurant, plus de 17.000 repas ont été distribués la saison dernière.

Sur le fond, notre situation est donc restée la même : nous travaillons dans l’urgence, et n’avons pas assez de moyens pour sortir des gens de la rue. Nous sommes inquiets face à l’augmentation de la fréquentation du restaurant social. À l’automne 2021, nous comptions quelque 80 personnes pour un week-end, à présent il y en a souvent 130 – et nous ne parlons pas des fins de mois qui voient toujours notre population augmenter.

 

Thermos est surtout connu pour son action en faveur des personnes sans domicile fixe. En quoi vous distinguez-vous d’autres associations ou acteurs publics qui visent le même public ?

Nous sommes érigés en asbl et donc relativement autonomes, mais nous sommes reconnus et soutenus par le Relais Social du Pays de Liège. C’est ainsi que nous participons par exemple activement au Plan Grand Froid.

Thermos, équipe 2Par rapport à l’Abri de Nuit de la Ville de Liège, notre encadrement permet un fonctionnement plus familial. Nos équipes de volontaires assurent une prestation tous les quinze jours et sont donc très motivées. Les bénéficiaires arrivent au compte-gouttes, sont accueillis en respectant des règles de priorité, ils peuvent bien entendu s’isoler et se reposer, mais nous sommes à leur disposition également pour des moments de rencontre, d’échanges et de détente.

Nous voulons offrir un accueil inconditionnel et empathique. Même si nous devons fixer des règles, en ce qui concerne l’usage de la violence et la consommation d’alcool ou de stupéfiants par exemple, nous privilégions la négociation pour les faire respecter.

Par ailleurs, notre restaurant social est ouvert à un plus large public. Outre les SDF, nous y rencontrons des familles précarisées, des migrants sans papiers, des personnes fragilisées pour des raisons diverses…

 

Comme le Fonds Truffaut-Delbrouck, Thermos fournit une aide matérielle, notamment alimentaire. Comment, selon vous, nos associations peuvent-elles mieux combattre les causes de la grande précarité et non seulement ses symptômes ?

Hélas oui, nous combattons les symptômes, et comme nous l’avons déjà dit, nous travaillons dans l’urgence pour faire face à une précarité grandissante. Nous voudrions aller plus loin et réfléchissons à d’autres actions, comme la mise sur pied d’une épicerie sociale. Nous aimerions pouvoir offrir des services sanitaires, qui auraient un impact sur la santé mais aussi sur l’estime de soi de nos bénéficiaires. Ce n’est pas anodin quand on est en recherche d’insertion sociale.

Pour que ces rêves se muent en projets, il faut des bâtiments, des moyens matériels et financiers, des ressources humaines. Nous n’attendons pas de les obtenir pour nous engager dans des initiatives plus modestes. Pendant la saison hivernale 2021-2022, nous avons tenté l’expérience des « lits tremplin ». Nous avons réservé 4 lits sur 24 à des jeunes qui veulent retrouver du travail ou s’engager dans un projet comme une cure de désintoxication. Au lieu des 7 nuitées consécutives habituelles, ils étaient assurés d’un lit pour trois semaines, et nous pouvions les soutenir dans leurs démarches.

 

Dans l’opinion publique liégeoise, le SDF est souvent un homme, relativement jeune, consommateur problématique de stupéfiants ou d’alcool. Cette image correspond-elle à la réalité ?

Thermos, l'attenteOn peut comprendre que ce cliché existe, mais il est vraiment très réducteur. Pour ce qui est des addictions, bien réelles, elles sont souvent la conséquence plutôt que la cause du sans-abrisme. La vie en rue est extrêmement dure, la solitude, la fragilité qu’elle induit, les mauvaises rencontres font qu’après quelque temps, beaucoup boivent ou se droguent pour oublier, sortir quelques heures de leur condition. De plus, parmi les personnes SDF, nous trouvons aussi beaucoup de personnes qui, à la base, sont porteuses d’un handicap mental léger ou ont des problèmes psychiatriques, qui les fragilisent encore plus.

Il est essentiel de ne pas laisser quelqu’un s’installer dans le sans-abrisme. Soit dit en passant, nous devrions plutôt penser « sans chez soi » que « sans domicile fixe », parce que beaucoup de nos bénéficiaires trouvent parfois à se loger chez des copains ou des proches. Leur fierté les empêche souvent d’admettre que ces solutions ne sont que provisoires. Or, pour nous, l’enjeu est aussi de sortir les nouveaux arrivants – des jeunes mis à la porte par leurs parents, des personnes dont le couple vient d’éclater – de leur situation au plus vite. Dans les trois premiers mois, c’est encore faisable, la personne est réceptive et nous sollicitons tous nos partenaires pour réagir rapidement, mais les chances de réinsertion sociale diminuent vite, et après un an, elles sont minimes.

 

Par rapport à ses débuts, Thermos accueille aussi beaucoup plus de migrants. Quelles sont les enjeux spécifiques liés à ce public ?

Il y en a beaucoup plus, oui. Les migrations font partie de l’histoire de l’humanité, depuis toujours, mais actuellement, la situation des migrants dits économiques doit nous interpeller. Ils ont tout quitté, ils arrivent ici après un voyage souvent périlleux, en sachant qu’au pays, leur famille compte sur eux. Le monde associatif se mobilise pour leur venir en aide, mais à plus long terme, l’ordre de quitter le territoire tombe, et la seule issue que nous pouvons leur proposer, c’est le retour volontaire et partant, la honte de devoir assumer l’échec face à leur entourage.

Dans un monde où les extrémismes ont le vent en poupe, nous constatons une forme d’hypocrisie dans l’attitude de nos sociétés occidentales face aux migrants. En l’absence de moyens légaux d’insertion et d’intégration, les réseaux maffieux ont le champ libre pour exploiter cette main d’œuvre facile, pendant que les préjugés font basculer certains de nos concitoyens dans la xénophobie. Les réfugiés ukrainiens ont été les bienvenus, du moins dans l’immédiat, mais quel contraste choquant avec la suspicion dont ont souffert ceux qui fuyaient la guerre en Syrie, pour ne citer qu’eux.

 

Parmi vos usagers, il y a aussi des femmes. Pourriez-vous nous en dire plus sur elles et sur les conditions de vie de leurs enfants éventuels ?

La proportion de femmes qui vivent dans une extrême précarité est difficile à chiffrer. Quand elles se retrouvent à la rue, elles doivent se séparer de leurs enfants, et elles évitent donc souvent les services sociaux lorsque leur situation devient dramatique. L’abri de nuit de Thermos n’est pas accessible aux moins de 18 ans, mais l’asbl Sans Logis dispose d’une maison d’accueil pour femmes et enfants rue Bassenge.

Nous voyons que les femmes sont de plus en plus nombreuses à devoir fréquenter des structures d’aide comme la nôtre. Le nombre de nuitées a considérablement augmenté lors de la dernière saison, 10 à 15 femmes ont eu recours à notre abri régulièrement pendant toute la saison hivernale. Les femmes qui viennent à l’abri de nuit vivent souvent en couple, ce qui ne les protège pas forcément. Certaines sont héroïnomanes, se prostituent ou sont victimes de violences.

C’est surtout au restaurant social que nous constatons une augmentation des femmes avec enfants qui s’adressent à nous. Leur profil est différent des SDF, ce sont des femmes qui assument seules leur famille, qui n’ont pas d’emploi et dont la situation financière est d’autant plus précaire que le père des enfants ne paie pas les pensions alimentaires, qu’il y a des dettes, que les factures d’énergie explosent, etc.

 

Nous savons que de nombreuses associations peinent à assumer la charge financière et administrative de leur fonctionnement. Qu’en est-il de Thermos ?

Nous n’avons pas de grandes réserves financières, et environ deux tiers de notre budget est constitué de subsides (Ville de Liège, Région wallonne) ou lié à des appels à projets, de la Fondation Roi Baudouin notamment. Le tiers restant provient de dons de particuliers, et dans le passé, nous avons pu bénéficier aussi de quelques legs.

Ces dernières années, les dons tendent à diminuer, tant par le nombre que par les montants, alors que les besoins augmentent avec le nombre de bénéficiaires, tant à l’abri de nuit qu’au restaurant social Nous allons donc devoir solliciter de nouveaux donateurs, en nous faisant mieux connaître au-delà de la région liégeoise.

Il faut souligner encore une fois que nos frais de personnel sont très limités puisque nous travaillons surtout avec des volontaires.

 

Justement, parlons-en. Comment organisez-vous le travail et l’encadrement de ces volontaires ? Sont-ils impliqués dans les prises de décision ou la gestion ?

Thermos fonctionne avec deux employés seulement : Magali assure la coordination générale, Guy prend en charge le travail administratif. Nos 350 volontaires sont répartis en équipes fixes de 8 à 10 personnes, qui prennent en charge une prestation par quinzaine.

Thermos, équipe 1À l’abri de nuit, chaque équipe compte un coordinateur salarié, 3 veilleurs pour la nuit et 4 à 6 accompagnateurs pour animer la soirée. Les équipes du restaurant comptent chacune une petite dizaine de personnes, qui préparent soupe, sandwiches, café et dessert au local repas, pour une centaine de personnes. Chaque équipe est autonome, tant pour l’approvisionnement (banque alimentaire, récolte des invendus auprès des commerçants…) que la distribution des repas.

Les volontaires ne sont pas seulement les « petites mains » de l’association. Le Conseil d’administration de Thermos est entièrement constitué d’une douzaine de volontaires, par ailleurs actifs au sein des équipes. Au sein du Conseil, chacun a une tâche bien précise et les réunions ne sont donc pas de pure forme. Bien entendu, tous les volontaires font partie de notre assemblée générale et participent aux votes.

 

Pourriez-vous nous donner un exemple d’une réussite, d’une action qui vous tient à cœur ?

A priori, ça ne semble pas spectaculaire, mais nous sommes vraiment très fiers d’avoir tenu bon pendant la crise COVID. Nous n’avons pas fermé une seule nuit pendant cette période, grâce à l’implication de nos volontaires. Nous avons mis au point – avec l’aide du service externe de prévention et de protection au travail Cohezio – des protocoles sécurisés et sécurisants. Il a fallu les expliquer souvent, les rappeler parfois, mais les bénéficiaires ont également compris leur nécessité. Finalement, nous n’avons pas eu d’infections par cluster pendant cette période, même si nous avons dû temporairement renoncer à une partie de la convivialité qui nous tient à cœur.

 

J’imagine qu’il y a aussi des difficultés, des frustrations ou des échecs. Pouvez-vous nous faire part d’un problème qui vous préoccupe particulièrement ?

Ce qui nous pèse et qui nous use, c’est le manque de continuité, de suivi. Les gens passent chez nous quelques nuits, parfois nous les revoyons plusieurs saisons de suite. De temps en temps, une rencontre au coin d’une rue, parfois un décès dans la rubrique des faits divers, mais généralement, nous ne savons pas ce que nos bénéficiaires deviennent quand ils nous quittent.

Mais le plus dur reste encore de devoir refuser du monde : fermer la porte en laissant 20 personnes en rue, dans le froid, c’est inhumain, et ce ne sont pas quelques couvertures – nous en avons ainsi distribué 1800 pendant la période COVID ! – qui feront la différence.

 

Madame Grégit, Monsieur Lahaye, merci pour cet entretien.

En juin 2021, la déclaration de Lisbonne sur la plateforme européenne de lutte contre le sans-abrisme rappelle « que le sans-abrisme est l'une des formes les plus extrêmes d'exclusion sociale, affectant négativement la santé physique et mentale des personnes, leur bien-être et leur qualité de vie, ainsi que leur accès à l'emploi et à d'autres services économiques et sociaux ». Thermos, ses partenaires du Relais Social du Pays de Liège et d’autres associations liégeoises, parfois peu connues, font office de précurseurs dans une lutte qui figure au rang des priorités affichées par l’Europe sociale.

 

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