La Baraka - Interview de Xavier Hutsemékers

Le Fonds Truffaut-Delbrouck concentre son action sur la pauvreté infantile dans les écoles que fréquentent les enfants précarisés. Nous sommes convaincus que l’éducation est un élément clé dans ce qui est parfois appelé la transmission intergénérationnelle de la pauvreté, mais nous ne fonctionnons pas en vase clos. Comme nous, d’autres acteurs du secteur public ou associatif agissent pour renforcer l’émancipation individuelle et sociale.

La Baraka asbl, LiègeL’ASBL La Baraka, située dans le quartier Sainte-Marguerite à Liège, est surtout connue en tant que Maison de Jeunes, mais elle est bien plus qu’un lieu de rencontre et d’accueil. Elle ambitionne de favoriser le développement d’une citoyenneté critique, active et responsable, et dans ce but, elle met notamment en place des pratiques socioculturelles et de création. Son Centre d’Expression et de Créativité, reconnu par la Fédération Wallonie Bruxelles, rayonne lui aussi bien au-delà des limites de la ville. Son école de devoirs accueille les jeunes de la première primaire à la septième secondaire. Elle offre un soutien logistique ou des formations adaptées aux jeunes en phase d’insertion professionnelle et accueille aussi les jeunes adultes dans ses cours et ateliers axés sur l’apprentissage du français langue étrangère.

Monsieur Xavier Hutsemékers, directeur de La Baraka, a accepté de rencontrer le Fonds Truffaut-Delbrouck pour nous présenter cette association dynamique.


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Monsieur Hutsemékers, en 2014 déjà, vous avez publié un ouvrage basé sur votre expérience en Maison de Jeunes, intitulé Jeunes avertis cherchent société bienveillante. Comment résumeriez-vous en quelques mots ce qu’il faut entendre par Maison de Jeunes ?

Livre-témoignage MJAh oui, une Maison de Jeunes, ça ne se résume pas aux incontournables kicker, ping-pong, billard ou bar. Pour être reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles, elle doit répondre à un certain nombre de critères, et surtout, avoir pour objectif de favoriser le développement d’une citoyenneté responsable, active, critique et solidaire, principalement chez les jeunes de 12 à 26 ans. Les activités, les projets doivent s’inscrire dans une méthodologie participative, dans une perspective d’éducation permanente. La vie quotidienne d’une MJ se construit avec les jeunes, auxquels nous offrons un accueil libre, en fonction de leurs attentes. Les amener à la participation active n’est pas toujours évident, dans la mesure où rien n’oblige le jeune à une fréquentation régulière, même si nous insistons sur ce point pour certains ateliers ou l’école de devoirs par exemple.

Ceci dit, une Maison de Jeunes n’est pas l’autre. Dans le quartier Sainte-Marguerite, nous sommes confrontés à des difficultés supplémentaires liées au contexte socio-démographique : le quartier est relativement plus jeune, plus multiculturel et plus densément peuplé que la moyenne liégeoise, et nous sommes confrontés à beaucoup d’inégalités. Difficultés de logement, soucis scolaires, pauvreté matérielle – nombre de nos jeunes les vivent au quotidien et ont parfois du mal à gérer leur état de colère, faute de pouvoir l’exprimer par la parole.

Cela me ramène au titre de l’ouvrage que vous mentionnez. Les jeunes dits « défavorisés » ne sont pas déconnectés de leur environnement, ils développent des facultés de survie, des compétences et trouvent des solutions, parfois très éloignées de nos attentes certes, parfois pas les bonnes, mais ils doivent être entendus et méritent un accompagnement spécifique dans leur développement personnel et leur insertion sociale.
 

La Baraka se distingue notamment d’autres MJ par l’accent mis sur les activités créatives. Dans quel objectif le Centre d’Expression et de Créativité a-t-il été mis en place  ?

Danse urbaine à La BarakaComme je viens de le dire, quand la parole n’est plus présente, un état de colère peut laisser place à la violence, l’expression par les activités créatives est donc un outil puissant. Mais La Baraka a aussi son histoire, et notre première reconnaissance officielle, en 1976, était celle d’un Centre d’Expression et de Créativité, un cadre assez souple à l’époque. Quelques textes législatifs plus tard, nous en sommes venus à deux pôles complémentaires au service d’un même objectif d’éducation permanente : la Maison de Jeunes, qui s’adresse à un public particulier, et le Centre d’Expression et de Créativité, axé sur les projets socio-artistiques.

Ces deux volets s’enrichissent mutuellement. Grâce notamment à des professionnels actifs dans le milieu culturel, les jeunes mettent en valeur et perfectionnent des moyens d’expression peu utilisés dans le contexte scolaire, comme la danse urbaine. Ils peuvent confronter leurs pratiques à d’autres formes d’art qu’ils connaissent moins, comme dans le projet HipOrgue qui a notamment débouché sur un spectacle à l’Opéra de Wallonie.
 

Le public de La Baraka n’est pas limité à la tranche d’âge des 12 à 26 ans, à laquelle s’adressent prioritairement les Maisons de Jeunes. Cette approche intergénérationnelle est-elle délibérée ?

Découvrir les métiers du cinémaOui, absolument. Nous attachons beaucoup d’importance au vivre ensemble. La diversité se manifeste sous beaucoup de formes, et nous voulons amener plus âgés et plus jeunes à se fréquenter, ce qui peut faire tomber les préjugés. Alors qu’une Maison de Jeunes est plus restrictive quant à l’âge, le Centre d’Expression et de Créativité ne connaît pas cette limitation et ouvre donc la porte à une approche intergénérationnelle. Ainsi, nous avons réalisé le projet Coup d’œil, initiant aux métiers du cinéma, avec comme fil conducteur des thématiques contextualisant la citoyenneté. L’aînée des participants avait 83 ans, et tous ont apprécié ce mix de cultures et de générations, qu’ils ont trouvé extrêmement enrichissant. Le projet est d’ailleurs réitéré cet été.

Pour les plus jeunes, auxquels ne s’adressent pas encore les MJ, nous avons l'école de devoirs , accessible dès l’âge de 6 ans et reconnues dans le cadre du dispositif particulier d'​égalité des chances. Ainsi, nous pouvons accueillir les enfants dès 6 ans, et il faut dire que certains font chez nous un parcours étonnant. Fouad, qui a poussé notre porte — en participant à des activités de loisir — pour la première fois à cet âge, a maintenant 35 ans et anime notre atelier boxe après avoir été champion de boxe amateur. Pour lui, la boxe est avant tout un sport éducatif, par lequel on apprend à se surpasser, se maîtriser, à s’autodiscipliner. Et pour nos jeunes boxeurs, Fouad est un modèle, un « grand » qu’on respecte d’autant plus qu’il est issu du quartier.

Il n’est d’ailleurs pas le seul animateur à avoir fait ses classes à La Baraka. Pour des ateliers de danse urbaine, comme le KRUMP, nous avons pu découvrir les talents didactiques qu’ont développés depuis leur passage chez nous des jeunes que nous avons vu grandir. Certains ont même entamé une carrière dans leur discipline.
 

La Baraka est située dans le quartier Sainte-Marguerite, mais elle est largement ouverte sur la ville et sur le monde. Pourriez-vous nous en dire plus  ?

Nous avons déjà parlé de HipOrgue, le spectacle mêlant orgue et danse et joué devant plus de 1500 personnes à l’Opéra de Wallonie. L’idée était aussi que les jeunes, qui ont construit le spectacle avec l’aide de chorégraphes, puissent transmettre ce qu’ils avaient acquis. Ils ont donc rencontré d’autres groupes de jeunes, aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, avec lesquels ils travaillaient pendant une semaine pour leur transmettre le spectacle.

Nous avons participé à d’autres projets internationaux, en collaboration avec l’ASBL Views par exemple, qui organise des rencontres et des activités au bénéfice de jeunes déficients visuels. Un autre échange a été mis en œuvre avec de jeunes Guadeloupéens. Dans tous les cas, ces projets ont pour objectif de favoriser le vivre ensemble, de développer le sens de la tolérance, de mieux comprendre la diversité. Le débat et la confrontation des opinions, le partage des cultures, les activités communes permettent de combattre les préjugés et de mettre en évidence les similitudes au delà des différences apparentes.

Mais il ne faut pas forcément aller loin pour s’ouvrir à l’autre. Certains de nos jeunes quittent rarement le quartier, et nous organisons cet été avec deux autres Maisons de Jeunes de la région liégeoise un rallye à vélo. Rejoindre Ostende, en prévoyant des rencontres en route, peut aussi faire découvrir d’autres réalités.
 

Si vous le permettez, parlons chiffres à présent. La Baraka existe depuis 1971 déjà, et elle a bien grandi depuis. Avez-vous une idée plus précise de l’évolution de sa fréquentation ?

La fréquentation de la Maison de Jeunes est difficile à estimer, puisque l’accès est libre. On peut dire que 400 à 450 jeunes y passent chaque année, mais certains viennent quasiment tous les jours, tandis que d’autres ne font que passer. Nous demandons un droit d’inscription de 5 euro par an, mais de façon assez symbolique et peu contraignante, simplement pour favoriser le sentiment d’appartenance et souligner le nécessaire équilibre entre droits et obligations.

Le nombre des inscrits aux activités sportives et culturelles ou aux ateliers est très variable selon les thématiques, bien sûr. Une participation aux frais peut être demandée, mais nous veillons toujours à en limiter le montant au maximum. C’est le cas aussi pour l’école de devoirs.
 

La Baraka s’est renouvelée après une crise profonde au début des années 2000. Nous ne reviendrons pas sur les détails, mais comment avez-vous réussi à vous en sortir, à repartir sur des bases plus saines ?

La Baraka en 2021Commençons par « les briques ». Notre ASBL est propriétaire de ses locaux, et après une visite des pompiers, en 2005, il a fallu se résoudre à une fermeture de nos locaux et une importante rénovation. Grâce à l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles, à un prêt de la Région Wallonne et au soutien de la Loterie Nationale, le bâtiment a pu être mis au normes. Et disons-le, nous avons eu aussi une bonne dose de… baraka, chance en arabe.

Pour notre fonctionnement, nous bénéficions bien sûr de subventions, nous répondons à des appels à projets, mais il faut bien l’avouer, les animateurs socioculturels que nous sommes ne sont pas forcément qualifiés dans le montage de tels dossiers.

Nous travaillons aussi avec le Fonds Venture, géré par la Fondation Roi Baudouin, qui soutient les ASBL par le biais d’activités de consultance. Il était temps de faire correspondre nos valeurs, nos missions, nos objectifs à notre réalité, qui n’était plus la même que lors de la création de l’ASBL. Avec l’équipe et le conseil d’administration, nous avons engagé la réflexion, pour aboutir à de nouveaux statuts, qui respectent le passé mais préparent aussi l’avenir. Après une année 2018 que nous avons terminée dans le rouge, nous avons aussi bénéficié d’une consultance en recherche de fonds. La situation est à présent stabilisée, même si l’année 2020 s’est déroulée dans des conditions difficiles, avec les contraintes liées à la pandémie.
 

Pour encadrer les activités, La Baraka compte sur ses animateurs, mais aussi sur des bénévoles et des intervenants extérieurs. Comment faites-vous pour organiser cette coopération ?

Effectivement, à La Baraka, la diversité, ce n’est pas seulement pour les jeunes que nous accueillons. Nous nous appuyons sur une équipe aux multiples compétences, acquises à l’école ou ailleurs, soudée dans le respect des différences, que ce soit au niveau des convictions, des nationalités, des âges…

Le recrutement de bénévoles – qui animent notamment l’école de devoirs – reste un enjeu, et nous tenons à engager des personnes qui peuvent s’engager dans la durée, parallèlement par exemple aux étudiants-stagiaires qui viennent nous prêter main forte tout en se formant. Quant aux intervenants extérieurs, il arrive que le courant « ne passe pas ». Un professionnel très compétent n’a pas forcément la fibre pédagogique, et le travail avec des jeunes ne s’improvise pas. Mais encore une fois, nous privilégions la collaboration, le travail d’équipe, et nous essayons au mieux de stimuler les ressources de chacun et chacune.
 

Pourriez-vous nous donner un exemple d’une réussite, d’une action qui vous tient à cœur ?

Le choix est difficile, je vous livrerai donc un témoignage récent. Lors des animations que nous avons tout récemment organisées au Parc Sainte-Agathe dans le cadre des Fêtes de la musique, un jeune homme que j’avais perdu de vue depuis quelque temps est venu nous saluer. À l'époque danseur peu reconnu pratiquant son art dans une gare, il avait participé au projet HipOrgue et a depuis trouvé sa voie dans le secteur du spectacle, tout comme une jeune fille du même groupe. Deux personnes sur 25 participants dont le passage chez nous a été un vecteur d’insertion professionnelle, cela nous conforte dans notre engagement et nous donne envie de continuer sur notre lancée…
 

J’imagine qu’il y a aussi des difficultés, des frustrations ou des échecs. Pouvez-vous nous faire part d’un problème qui vous préoccupe particulièrement ?

Bien sûr, des échecs, il y en a. Lorsque malgré les efforts de l’équipe, certaines habitudes néfastes persistent, qu’un jeune s’enfonce dans les assuétudes, la délinquance ou la violence, cela nous fait mal.

Mais je voudrais insister ici sur l’importance de l’environnement, sur le rôle que jouent les pouvoirs publics. Ceux-ci se sont beaucoup investi dans le quartier ces dernières années, mais nous nous épuisons parfois à obtenir le soutien nécessaire. Il serait par exemple grand temps que la salle de boxe puisse rouvrir. Fermée d’abord pour cause de crise sanitaire, puis de travaux, elle joue un rôle important pour certains jeunes qui y apprennent à canaliser leur énergie et leur agressivité. Plus généralement, les salles de sport manquent cruellement, sont souvent suroccupées ou dans un état de délabrement regrettable.
 

Comment s’annonce l’avenir proche de La Baraka, les activités reprennent-elles leur cours normal après l’assouplissement progressif des mesures sanitaires ?

La crise COVID a compliqué notre travail, qui a dû continuer dans des conditions difficiles. Beaucoup d’activités ont dû se faire en plein air, certaines ont eu lieu à distance, avec toutes les limitations que cela comporte. La fracture numérique est une réalité pour certains de nos jeunes, et notre Espace Public Numérique peut d’ailleurs les soutenir dans leurs démarches d’insertion socioprofessionnelle.

La Baraka en 2021La crise sanitaire a également mis à mal le volet intergénérationnel de notre action. Les bénévoles qui encadrent notre école de devoirs sont parfois un peu plus âgés, et il a donc fallu trouver des solutions pour maintenir ses activités.

Nous sommes donc particulièrement heureux du succès qu’ont eu les concerts et animations à l’occasion de la Fête de la Musique, ce 19 juin, qui nous ont donné l’occasion d’engager de nouvelles collaborations avec nos partenaires. Nos jeunes se sont aussi fort impliqués dans la fête du quartier qui a eu lieu dans la foulée. Là aussi, le public a répondu présent, et la convivialité entre gens du quartiers et visiteurs de plus loin, (très) jeunes et plus anciens contribuera certainement à donner une image plus positive de ces jeunes qui peinent à se construire dans un environnement qu’ils perçoivent parfois comme indifférent voire hostile à leur égard.
 

Merci, Monsieur Hutsemékers, de nous avoir fait découvrir le foisonnement d’activités qui ont lieu à La Baraka. Nous pousserons dorénavant plus facilement la porte du numéro 51 de la rue Sainte-Marguerite, à l’occasion d’une exposition ou d’un atelier.

En guise de conclusion, nous bouclerons la boucle en reprenant vos termes, dans l’ouvrage dont nous avons parlé en début d’entretien : « il faut considérer la jeunesse avec ses ressources plutôt que la voir au travers de ses difficultés. […] Je suis convaincu que les jeunes sont les clés d’une transformation radicale et salutaire de la société […] Ils ont probablement besoin de soutien, d’encouragement, de cadre, de rencontres, d’écoute, d’expérimentations pour y arriver et nous sommes là pour ça aussi. »

 

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